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Pêche ancestrale du thon en Méditerranée, la “ mattanza ” est toujours pratiquée sur l’île de San Pietro, au sud-ouest de la Sardaigne. Dotée d’un caractère unique et spectaculaire, cette pêche consiste à capturer les thons de l’Atlantique sur la trajectoire menant à leur reproduction. Pour les intercepter, les hommes installent en mer la “ tonnara ”, un labyrinthe de filets. Une fois, pris au piège, les pêcheurs encerclent les thons de leurs bateaux et procèdent à leur mise à mort.
La mattanza, a quasiment disparu
du bassin méditerranéen. Seuls, les habitants de l’île
de San Pietro la pratiquent chaque année, de mai à fin
juin. Cette pêche subsiste également sur l’île de Favignana,
en Sicile, mais de manière épisodique en raison de sérieuses
difficultés économiques. Comparée par ses détracteurs
à une tauromachie, la mattanza n’a pourtant rien d’un acte gratuit.
Cette
pêche, au premier abord cruelle, ne comporte pas de public, ni
de héros comme la corrida. Elle répond simplement à
un besoin de subsistance dont l’origine remonte à la préhistoire.
Au fil des siècles, les hommes, demeurant avant tout des prédateurs,
ont du mettre en commun, leurs forces et leurs moyens pour intercepter
les grands thons de l’Atlantique. La mattanza a toujours été
une entreprise collective, solidaire, dotée d’une forte hiérarchie
à l’image de la communauté. Son processus commence toujours
à terre, avec la construction de la tonnara. A San Pietro, cet immense
piège maritime se compose d’un ensemble de filets, formant cinq
enclos, appelés chambres. Mais on dénombre quelques variantes,
par exemple en Sicile, où il en existe sept. Juxtaposés les
uns aux autres, ces enclos se succèdent dans un ordre précis.
A San Pietro, on trouve la
Levante, la Grande, la Burduno, la Bastardo, et la chambre de la mort.
Le but est de capturer les
thons de l’Atlantique venus se reproduire en Méditerranée.
A partir du printemps, ces grands poissons argentés, passent le
détroit de Gibraltar. Gonflés de spermes et d’ovules, ils
nagent au sein d’un grand courant d’une soixantaine de mètres de
profondeur, où la température est de 15 degrés. Portés
par ce “ fleuve ”, ils longent les côtes algériennes, tunisiennes,
puis se dirigent vers l’Italie pour s’y reproduire. Les îles siciliennes,
les Egades, apparaissent comme un des lieux privilégiés à
leur procréation. A la fin mai, l’eau de ces îles atteint
les 18 degrés, et la salinité approche les 37 pour mille.
Toutefois, une partie de ces thons migrateurs remontent les côtes
sud-ouest de la Sardaigne, et celles de l’île San Pietro. Pour les
dévier de leur trajectoire, les pêcheurs installent sur leur
passage, la “ coda ”. Ce filet perpendiculaire au littoral, relie la côte
et les différentes chambres. Ingénus et poussés par
leur instinct, les poissons tombent sur ce barrage, le suivent naturellement,
pour aboutir dans le labyrinthe de filets, par un passage appelé
la “ vucca nassa ”. Prisonniers dans la “grande chambre” et celle du Levante,
ils tournent en rond, inlassables, jusqu’au terme de leur funeste destin.
Ce piège, appelé tonnara, englobe aussi bien les différentes
chambres que la terrible coda. Sa préparation demande énormément
d’attention. Après avoir restauré les embarcations destinées
à la mattanza, les pêcheurs se mettent à coudre les
différentes parties du piège, en assemblant plusieurs filets.
Ils placent ensuite les flotteurs et les bouées sur les câbles
de mouillage et les transportent près de la mer, en ordre précis.
L’ensemble de la tonnara est ensuite lesté à l’aide d’ancres
et de parpaings.
Quand tout est prêt,
le “raïs”, maître d’œuvre de la mattanza, décide du moment
opportun pour submerger le dispositif. Lui seul, dirige toutes les opérations.
Cet homme respecté de tous, a été choisi par les autres
pêcheurs pour son expérience et son intelligence. Il exerce
une fonction honorifique dont la contrepartie est une énorme responsabilité.
A. Rivano, le raïs de San Pietro a seulement une trentaine d’années.
Pour lui, le travail est moins pénible qu'autrefois: "avant, c'était
un autre système plus manuel, aujourd'hui c'est plus mécanique
donc moins fatiguant. En revanche, l'effectif a changé. De quatre-vingt
personnes nous sommes passés à trente-six pour effectuer
une mattanza". Auparavant, on choisissait le plus vieux des “tonnaroti
” pour endosser la responsabilité de raïs. En Sicile, cette
fonction se transmettait par filiation. Cette coutume était
également transgressée lorsqu’un simple pêcheur démontrait
une intelligence et un don exceptionnel pour la mattanza. Le raïs
doit avoir une connaissance irréprochable du comportement biologique
des thons, des humeurs de la Méditerranée, des courants marins,
de la morphologie des fonds, des vents, ainsi que d’autres variables. Toutes
ces connaissances proviennent d’un long apprentissage, accumulées
depuis l’Antiquité. Ainsi, pour installer la tonnara au large, la
mer doit être calme et les courants marins légers. Lorsque
les conditions idéales sont réunies, le raïs donne le
signal aux pêcheurs d’embarquer les kilomètres de filets sur
les bateaux. Cette opération longue et délicate nécessite
un travail organisé. Les gestes doivent s’effectuer à l’unisson.
Avec beaucoup de précautions, les pêcheurs se disposent en
file indienne sur la plage et se passent un à un, les longs et lourds
filets jusqu’au bateau. Une fois mis à l’eau, ces filets ne doivent
absolument pas s’embrouiller. Leur disposition sur l’embarcation revêt
une grande importance. La préparation de la tonnara ainsi que sa
submersion peuvent durer un mois. Aujourd’hui, les filets sont plus légers,
et l’opération ne dure plus qu’une dizaine de jours. Les
dimensions de la tonnara changent selon le lieu où elle se pratique.
Celle de San Pietro est longue de 900 mètres et large de 333 mètres.
La hauteur de ses filets varie entre 40 et 60 mètres. Autrefois,
tous ces travaux étaient accompagnés de chants et de prières.
Chacune d’elles correspondaient précisément à une
action. Cela permettait aux pêcheurs de travailler en rythme, et
de se concentrer afin d’éviter les erreurs. C’était aussi
l’occasion pour le raïs, surtout lorsqu’il s’éloignait, de
suivre l’évolution du travail des hommes, car les paroles se prononçaient
à haute voix. En Sicile et à San Pietro, lorsque la tonnara
était installée, le raïs adressait des prières
aux saints pour que les thons viennent. Il priait également pour
échapper à la trombe marine. Celle-ci pourrait détruire
la tonnara en quelques minutes, plongeant les communautés insulaires
dans la catastrophe. Cet aspect religieux a pratiquement disparu aujourd’hui.
Antonio Rivano, raïs à la retraite, se souvient d'un épisode
particulièrement douloureux, "nous avons du reconstruire une tonnare,
deux fois de suite en peu de temps, car le vent avait tout détruit,
les filets tournaient dans tous les sens, nous étions épuisés".
Généralement
la
mattanza commence le premier jour du printemps. Quelques jours auparavant,
le raïs de San Pietro, accompagné de quelques hommes et de
plongeurs professionnels, se rend au dessus de la tonnara pour examiner
le comportement des thons pris au piège. Tino Rivano, plongeur de
58 ans, l’appuie dans sa tâche. Sous l’eau, il vérifie l’installation
et l’état des filets. Il doit aussi évaluer le nombre de
poissons prisonniers dans la tonnara. Lorsqu’il remonte à la surface,
il communique ses informations au raïs, qui évalue la possibilité
d’effectuer une mattanza les jours suivants. A partir de cette première
reconnaissance, tous les matins, une quarantaine de pêcheurs se réunissent
dans la cour de l’établissement thonier. Ces hommes de toute génération
attendent patiemment la décision du raïs, qui scrute une nouvelle
fois le ciel. La présence du vent peut compromettre la pêche,
car la manipulation des filets formant la tonnara serait délicate.
De plus, les embarcations n’ont pas été construites pour
supporter des ondoiements importants. Malgré une petite houle, le
raïs donne l’ordre du départ.
Les trois plongeurs professionnels, et quelques pêcheurs, sont déjà
sur place à effectuer leur mission de surveillance quasi quotidienne.
Les pêcheurs encore à terre, partent les rejoindre sur un
bateau à moteur, traînant derrière lui d’autres embarcations
attachées en file indienne par une corde. Deux grandes barques,
le “ vascello ” et la “ mosciara ” sont acheminées sur la tonnara.
Sur place, on distingue facilement le schéma du piège, grâce
aux bouées et aux flotteurs. Pendant que les embarcations se placent
autour de la tonnara, des pêcheurs sur des petites barques font passer
les thons d’une chambre
à l’autre en ouvrant et en fermant successivement les portes des
filets. Les poissons prisonniers dans la “ Levante ” et la “ Grande chambre
” rejoignent la “ Burduno ”, puis la “ Bastardo ”, pour finir dans la “
Chambre de la mort ”. Tino Rivano , le plongeur, veille sous l’eau au
bon fonctionnement de ces étapes. Il intervient directement,
jouant le rôle d’un berger aquatique. “ Je dois dégager les
thons emprisonnés dans les filets. Je les aide également
à passer d’une chambre à l’autre ”, raconte Tino, qui répare
également
les filets déchirés. “ Avant, je travaillais seul, maintenant
deux autres personnes m’épaulent ”, explique le vieux plongeur,
“ je crains surtout les imprévus, par exemple une bouteille accrochée
aux mailles d’un filet, une mauvaise réaction d’un thon, ou bien
l’apparition d’un requin ”. La visite des squales est assez rare. On trouve
plus souvent des poissons lunes ou des espadons rentrés par erreur
dans la tonnara. Ceux-ci doivent être supprimés pour ne pas
déranger le banc des thons, et compromettre la prochaine mattanza.
Lorsque les thons sont enfin réunis dans la chambre de la mort,
les bateaux forment un quadrilatère autour de ce dernier enclos.
Les deux grands vaisseaux, le Vascello et la Mosciara, se font face sur
les largeurs de la chambre funeste, tandis que deux petites barques, les
Paliscarmoni, se disposent sur chacune des longueurs. Lorsque tout est
prêt, le raïs donne l’ordre de commencer la mattanza par un
coup de sifflet.
Les hommes sur la mosciara remontent les filets de la chambre de la mort,
qui tapissent le fond de l’eau. Dans un effort soutenu et au même
rythme, une vingtaine de pêcheurs tirent à bout de bras ces
filets, en criant et en chantant. Plus ils remontent les filets, plus ils
s’approchent du Vascello. Le quadrilatère formé par les bateaux
se réduit très vite. Les thons commencent sérieusement
à s’agiter, laissant apparaître leurs nageoires dorsales.
Lorsque le Vascello n’est plus qu’à quelques mètres de la
Mosciara, toutes les embarcations forment un carré parfait où
les thons se débattent furieusement. Ces grands poissons argentés
apparaissent nettement à la surface. A demi asphyxiés et
épouvantés, les thons s’entrechoquent, se chevauchent, se
massacrent mutuellement à grands coups de queues. Dans un corps
à corps, les hommes disposés sur les Paliscarmoni les saisissent
aux crochets pour les remettre aux pêcheurs du Vascello.
Ces derniers les récupèrent à l’aide de deux poulies
accrochées au mât du vaisseau. Cette opération nécessite
beaucoup de prudence car un seul coup de queue suffit à tuer
un homme. Les pêcheurs situés auparavant sur la mosciara
viennent leur prêter main forte. Malgré les secousses provoquées
par l’agonie des thons, tous se déplacent d’une barque à
l’autre avec une incroyable aisance. La mattanza s’effectue sous le paroxysme
de l’excitation, au milieu de jets d’écume et de sang. Santino Desogus,
responsable d'une équipe, avoue sa fierté, "il y a un orgueil
particulier cette année, car toute la préparation repose
sur l'expérience de quatre personnes. Les autres pêcheurs
sont inexpérimentés. Nous ne devons rien à la direction".
Au bout d'une heure, tous les thons ont été achevés
et entreposés sur le vascello. Recouverts d’une toile blanche, ils
sont ramenés immédiatement à l’embarcadère
de l’établissement thonier.
Andrea Greco, propriétaire des bateaux et de l'établissement
thonnier, est heureux de pouvoir exercer cette pêche, même
si celle-ci comporte beaucoup d'impévus, "c'est un métier
très risqué. Nous devons toujours éviter les erreurs
pour éviter la pêche nulle, ou insuffisante. Il faut payer
les taxes et rester rentable. Et puis, il y a le marché,
surtout au Japon qui n'est jamais stable".
Ci-dessus,
image d'un homme qui tire une corde: remontée d'un thon de
300 kilos.
Ci-contre, image à terre
avec thon suspendu: la pesée d'un spécimen de 400 kilos.
Impatient, un représentant
japonais attend Andrea Greco.
Au fur et à mesure
de leur déchargement, les 100 poissons sont aussitôt numérotés,
pesés, et lavés au jet d’eau. Leur poids varie entre 300
et 450 kilos. Une dizaine de pêcheurs, les transportent dans une
chambre froide pour couper leurs têtes et leurs nageoires dorsales
à la scie ou à la tronçonneuse. Ces opérations
se déroulent très vite car la chair se décompose rapidement.
Les thons sont ensuite plongés dans des cuves d’eau de mer à
zéro degré. Les plus beaux d’entre eux partiront le lendemain
par avion pour le Japon, sous l’œil vigilant de Banzaï, le représentant
nippon. La chair de ces poissons est très appréciée
des habitants du soleil levant, qui préfèrent les manger
crus. Le reste des thons se destine au petit marché de Carloforte,
unique village de l’île San Pietro. Les premiers seront vendus 20
000 lires le kilo. Plus tard, les prix baisseront si la pêche est
abondante. Pour célébrer le poisson et la mattanza, les habitants
de l’île préparent chaque année la “sagra del tono”,
la fête du thon, à la fin du mois de mai. Lors de cet événement,
les insulaires proposent gratuitement, toutes sortes de plats typiques
à base du poisson.
Ces mets sont nombreux, car toutes les parties du thon se consomment, hormis
la tête et le squelette broyés, et transformés en farine
pour nourrir les animaux. Le sperme, l’intérieur, les poumons,
les cœurs, et les œufs des femelles, restent des produits recherchés.
Ces deux derniers sont vendus environ 200 000 lires le kilo, à la
suite d’une préparation spéciale effectuée par les
pêcheurs.
Après la mattanza,
les hommes se réunissent dans la Campaia, une vieille et grande
maison en pierres, voisine de l’établissement thonier. Dans une
ambiance détendue et sereine, ils salent abondamment les cœurs et
les œufs, puis les recouvrent de planches en bois sur lesquelles sont posées
de grosses pierres. Ainsi, une pression s’exerce et expulse le sang contenu
dans les chairs. Quotidiennement, pendant une dizaine de jours, les pêcheurs
répètent ces manipulations, et poursuivent leur préparation
en ôtant le sel des cœurs et des œufs, à l’aide de la spina,
un petit balai d’herbes. Ces mets sont ensuite suspendus au dernier étage
de la campaia pour être séchés. Avant de les consommer,
les habitants de l’île les plongent dans l’eau afin d’éliminer
une grande partie du sel. Sacha Caputo, marin au chômage, suppervise
la fabrication de ces produits traditionnels.
Au final, la vente ne lui rapporte pas grand chose, elle permet surtout
de renouer avec la tradition. "Quand tout va bien, cela fait environ dix
kilos d'oeufs par personne. On en donne aux parents, aux amis, à
la fin, la vente représente très peu. En fait, je fais cela
par passion. Mon grand père le faisait également".
Ci-dessus, des parties de
la tête du thon rouge sont destinées à la recherche
médicale.
Ci-contre, nettoyage des
coeurs à l'aide de la "spina" .
Au début du siècle,
l’organisation de la mattanza était plus complexe et structurée.
L’importance économique de celle-ci exigeait 80 hommes en mer et
une centaine de personnes à terre pour la préparation et
la commercialisation du thon. La profusion de ce poisson, et les moyens
rudimentaires, justifiaient une main d’œuvre aussi importante. Il n’y avait
pas encore de poulies aux mâts des bateaux, et tout s’effectuait
à la force des bras. De plus, certaines saisons, les pêcheurs
réalisaient plusieurs mattanza par jour. Ils devaient également
effectuer des gardes de nuit au dessus de la tonnara. Salvatore Stefanelli,
ancien pêcheur de 73 ans, se souvient bien de ces difficultés,
“ lorsque le temps était mauvais, nous passions la nuit en mer,
à veiller sur la tonnara. Un jour, un homme est mort, victime d’un
infarctus. Il avait tenu un filet toute une nuit pour éviter que
les thons ne s’échappent ”. En mer, le raïs supervisait plusieurs
équipages. Chacun d’entre eux, comportait six hommes dirigés
par un patron. Tous ces équipages se concurrençaient, car
ils étaient rémunérés en fonction des prises
effectuées. Responsable d’une barque de six hommes, Salvatore a
bien gagné sa vie par rapport aux pêcheurs traditionnels.
Mais aujourd’hui, la tendance s’est largement inversée. Les pêcheurs
gagnent plus d’argent que les “tonnaroti ” rémunérés
55 000 lires la journée.
Pourtant les jeunes insulaires sont toujours autant fascinés par
la mattanza à l’image de Massimo Monticchio, âgé de
27 ans. “ J’ai un très bon souvenir des témoignages de mon
grand-père ” raconte Massimo, “ une fois, il a passé trois
jours et trois nuits à faire des mattanza successives. C’était
l’époque où les tonnaroti prenaient plus de 1000 thons en
une seule journée ”. Chaque année, le jeune pêcheur
est heureux de perpétuer la tradition, même si le chômage
l’attend au bout de ce travail saisonnier. Luiggi Caneppa, retraité,
garde lui aussi une nostalgie des mattanza d’autrefois. Il revient quelque
fois sur les lieux de l’ancienne tonnara envahie par les ronces et les
herbes. “ Nous étions plus d’une centaine, hommes et femmes, à
travailler à terre ”, raconte Luiggi. “ Nous découpions les
thons en morceaux, puis on les salait avant de les cuire. Ensuite, nous
remplissions les boites de conserves de thons et d’huile, et on les expédiait
dans le reste du monde ”. Ces vieilles boites rouillées traînent
encore, au milieu d’un fatras de cailloux. “Cela me fait mal au cœur de
voir tout cela abandonné ” répète Luiggi qui a débuté
à l’établissement thonier à l’âge de l’adolescence.
Ils débutaient par des travaux à terre avec la préparation
du thon, et la fabrication de la tonnara. Ils apprenaient d’abord à
coudre les filets, à les réparer, puis à les installer
en mer. D’autres s’initiaient aux travaux de l’établissement thonier.
Au bout de ces différentes tâches et des années d’expérience,
se profilait la consécration pour les garçons : le départ
en mer pour le carré magique de la mattanza. En y participant, ils
quittaient définitivement le monde de l’enfance pour rentrer dans
celui des adultes.
Ci-dessus, séchage artisanal
des coeurs et des oeufs ( boutargue )
Aucun élément permet de dater précisément l’apparition de la mattanza, et l’invention de la tonnara. Selon, la légende de San Pietro, un berger aurait eu l’idée de ce principe après avoir attiré ces moutons avec des grains pour les enfermer dans un enclos. En dehors de cette croyance, certains éléments historiques prouvent que les hommes s’intéressaient aux bancs de thons, dès la préhistoire. Preuve de cet intérêt, la grotte des génois sur l’île sicilienne Levanzo, où a été découvert des peintures datées de 2000 ans avant JC. Parmi elles, on trouve le dessin précis de l’anatomie d’un thon, témoignage de la connaissance du poisson par ces hommes. Beaucoup plus tard, des écrits révèlent que les Phéniciens interceptaient les thons pour les commercialiser à Cadix, près de Gibraltar. L’intérêt pour ce migrateur se confirme, avec l’apparition de monnaie phénicienne et carthaginoise frappées à son effigie, cinq siècles avant J.C. Les Grecs s’intéressaient également au poisson de l’Atlantique. Toutes les localités sur les côtes qu’ils occupaient contenait le mot “ cete ” qui signifiait thon. Dans une tragédie, un poète grec décrit un combat où ses compatriotes abattent les ennemis à la manière de thons pris dans des filets. Aucune autre précision n’est mentionnée dans ce récit. Sans doute, une forme de mattanza existait déjà. D’autres écrits révèlent que ces pêcheurs antiques envoyaient des hommes faire le guet sur des petits écueils, au large des côtes. Lorsque ces sentinelles apercevaient des bancs, elles avertissaient aussitôt les pêcheurs par signaux optiques. Le plus vite possible, ces pêcheurs encerclaient les thons et descendaient des filets à la verticale. Certains spécialistes supposent que les poissons étaient ensuite tués à coup de massue et de bâton. C’était en quelque sorte des tonnara volantes. Après la pêche, les grecs commercialisaient le thon, sous forme de grosses tranches qu’ils salaient et qu’ils vendaient à bas prix. Les romains héritèrent de toutes ces connaissances. Au second siècle après J.C, un poète naturaliste décrit la tonnara romaine : “ ils descendent dans l’eau des filets dont la disposition ressemble à celle d’une cité. Il y a des chambres, des portes, des galeries, des porches et des cours. Les thons arrivent rapides, serrés comme les phalanges d’un homme, se déplaçant alignés. Certains sont jeunes, vieux ou adultes. Ils nagent innombrables à l’intérieur des filets et le mouvement s’arrête ; seulement quand on le décide ou lorsqu’il n’y a plus de place pour les nouveaux arrivants ; alors on tire le filet et on obtient d’excellentes prises ”. Des tonnara de ce type existaient au niveau du golfe de Castellammare près de Naples. Pourtant, les lois romaines interdisaient que des espaces marins soit occupés par des constructions, car la mer était considérée comme le bien de tous. Mais devant l’importance économique de cette pêche, un arrangement fut conclu : les tonnara ne devaient pas être fixées au fond de l’eau. La chute de l’empire romain et les invasions barbaresques jetteront un voile de silence sur le monde de la mattanza jusqu’à l’ère byzantine. De cet empire, des témoignages écrits réapparaissent avec une législation protectrice, interdisant la pêche autour des installations privées des tonnara. Mais la mattanza connaît un véritable développement durant la domination arabe au IX et X siècles. Durant cette période, les Arabes apporteront de nouvelles techniques et méthodes. Leur influence est encore présente aujourd’hui dans la consonance de certains mots propres à la mattanza, comme le raïs, mais aussi dans les “ cialome ”, chants siciliens où les pêcheurs invoquent Allah. Au moyen âge, sous le système féodal, les établissements thoniers et les tonnara italiennes sont donnés en concession aux évêques et aux barons. De lourdes impositions freinent le développement de ces exploitations. Malgré tout, on enregistre une impulsion exceptionnelle des tonnara siciliennes privilégiées par certaines lois. L’une d’entre elle interdit toutes poursuites civiles ou pénales à l’encontre des hommes embauchés pendant la période de la mattanza. Au XV et XVI siècles, la pêche du thon et du corail continuent à se développer malgré les incursions des pirates et des corsaires. Un siècle plus tard, la tonnara de Favignana est considérée comme la reine des installations maritimes. Des pêcheurs siciliens, reconnus comme les meilleurs de la Méditerranée, exportent leur savoir-faire, en France, en Espagne, et sur les côtes africaines. Durant cette période, des tonnara, situées en Sardaigne ainsi que sur l’île d’Elbe, prennent de l’ampleur, soulagées par la disparition définitive des pirates barbaresques. Parallèlement, les études sur le thon se multiplient. En 1700, Francesco Cetti révèle dans un ouvrage, “Histoire naturelle de la Sardaigne ”, la théorie sur la migration du poisson de l’atlantique vers la Méditerranée, et vice-versa. D’autres auteurs apporteront des éléments supplémentaires, étayant cette découverte. Au dix-neuvième siècle, la mattanza subit une importante mutation. Parmi les principales innovations, on trouve la fixation totale des filets sur le fond et l’introduction de nouvelles manœuvres dans le déroulement de la pêche. Ces évolutions concernent également le travail du thon à terre avec l’apparition de machines industrielles. Désormais, les poissons sont conservés dans l’huile, et leurs déchets sont pressurés en farine, pour servir de complément alimentaire aux animaux d’élevage. Jusqu’aux années cinquante, les tonnara poursuivent leur développement, momentanément interrompu pendant la seconde guerre mondiale. Mais l’apparition de chalutiers, munis d’instruments électroniques servant à repérer les bancs de thons, et l’utilisation de bombes par les tonnara volantes italiennes et japonaises, mettent un terme définitif aux installations traditionnelles. Aujourd’hui, les îles de Favignana et de San Pietro, demeurent les seuls lieux où la mattanza se pratique encore. Mais leur existence est fragile, et repose essentiellement sur le marché japonais, devenu l’unique bouée de sauvetage. Alors depuis quelques années, les agences de voyages des deux îles proposent aux touristes d’assister aux dernières mattanza, comme si celle-ci étaient vouées à une mort certaine.
Les madragues, “ tonnara ” françaises.
Des installations similaires
aux “ tonnara ”, existaient le long des côtes de la Provence, et
de la Côte d’Azur jusqu’à la frontière italienne. Elles
sont apparues avec les grecs, III siècle après JC. Durant
cette période, des écrivains mentionnent l’existence de ces
pièges rudimentaires, à l’embouchure du Rhône et dans
le région marseillaise. On retrouve des informations plus précises,
seulement en 1452, avec la vente d'une madrague de Morgiou destinée
à la communauté des pêcheurs de Marseille. En fait,
la véritable renaissance de ces madragues se situe au XVII siècle,
avec l’importation d’Espagne d’un nouveau type de filets. Seule, la noblesse
provençale pouvait s’approprier ces installations maritimes. Elle
disposait de moyens financiers conséquents pour s’acquitter des
taxes et des frais indispensables pour la mise en œuvre et l’entretien
des madragues. Au XVIII siècles, on en dénombre plus d’une
vingtaine de Marseille jusqu’à Villefranche sur mer, ainsi que quelques
unes sur les côtes de la Corse. Parallèlement, d’autres pêches
au thon se pratiquent au moyen de filets fixes de petites dimensions “
thonaires de poste ”, à l’aide de filets maillants et emmêlants
“ courantilles ”, ou par des filets encerclants plus complexes “ cernes
”. Mais les madragues attisent peu à peu la jalousie des petits
pêcheurs, désireux de les voir disparaître. En fait,
ces artisans de la mer s’opposent à la spéculation exercée
sur ces installations, car elles permettent de conserver et de commercialiser
le thon à la période la plus favorable financièrement,
selon les fluctuations du marché. Ainsi, durant trois siècles,
les madragues sont l’objet de nombreuses controverses. Colbert, ministre
de la marine sous Louis XIV, leur reproche de faire obstacle au déplacement
des voiliers prés des côtes. Il est vrai que par leurs dimensions
importantes, celles-ci ont provoqué plusieurs échouages.
La polémique se poursuit sous le premier empire et sous la première
République où on évoque leur incompatibilité
avec les navires à vapeur, pour qui elles représentent un
danger. Finalement, un décret officiel de 1851 ordonne la fermeture
d’un grand nombre de madragues considérées comme “ nuisibles
à la navigation ”. Mais vingt quatre ans plus tard, le débat
reprend et les madragues sont à nouveau reconnues d’utilité
publique. Grâce à ses partisans, plusieurs d’entre elles réapparaissent
en 1875. Après, leur renaissance, l’intérêt pour les
problèmes halieutiques et écologiques s’intensifie. Progressivement,
les scientifiques remarquent une irrégularité au niveau des
passages des thons. Ces poissons s’éloignent de plus en plus des
rivages. La conséquence directe de ce phénomène est
la multiplication des pêches effectuées au large et la stagnation
des madragues. Au fil des années, on note une diminution importante
du passage des thons, d’où la disparition de certaines madragues
dans la région de Marseille, du Golfe du Lion et en Corse. Aux alentours
de 1890, la production des madragues de Gignac devient insignifiante et
les pêcheurs se plaignent de la rareté des thons, voir de
leur extrême pénurie. Désormais, la véritable
pêche se déroule au large. Au début du XX siècle,
cette tendance se confirme avec le développement de la pêche
à la “ courantille ” et à la traîne. En Méditerranée,
on retrouve également ses signes de défaillance, notamment
en Italie, en Algérie, et en Tunisie. Pour expliquer l’éloignement
des thons par rapport aux rivages, plusieurs hypothèses on été
émises. Les scientifiques évoquent le trafic bruyant des
navires à vapeur, l’activité des chalutiers, des lamparos,
et la pollution par des rejets d’usine. Finalement, le changement de trajectoire
adopté par les thons entraîne le déficit des derniers
exploitants français, et l’abandon définitif de leur madragues.
La dernière fût supprimée après la saison de
pêche de 1913 à Niolon (Marseille nord). A partir de la première
guerre mondiale, la pêche au thon continue seulement d’être
pratiquée au moyen de “ seinches ” et de courantilles. Parallèlement
à cette période, les pêcheurs italiens et yougoslaves
commencent à utiliser les premiers filets tournants et coulissants
(sennes tournantes) pour piéger le thon en mer Tyrrhénienne
et en Adriatique. En 1960, ces filets sont autorisés sur les rives
françaises, à Marseille, Sète et Port-Vendres. Les
résultats encourageants des premières tentatives françaises
et italiennes ouvrent la voie aux senneurs* dont la suprématie écrase
toutes les anciennes techniques, aujourd’hui disparues.
Senneur : chalutier équipé de filets qu’on traîne sur les fonds sableux, en eau douce et en mer.