c) La conférence de presse de Tralonca
Autre épisode marquant des relations entre les pouvoirs publics et les nationalistes, la conférence de presse de Tralonca survenue dans la nuit du 11 au 12 janvier 1996 a montré les limites de la politique de négociation conduite par M. Jean-Louis Debré. Alors que cette conférence de presse avait pour but d’annoncer une trêve de trois mois afin « d’ouvrir la voie à un règlement progressif de la question nationale corse », l’ampleur du rassemblement et l’importance de l’arsenal exhibé devant les médias, devaient fortement choquer l’opinion publique en soulignant la faiblesse de l’Etat en Corse.
Les témoignages recueillis par la commission laissent perplexes, puisque les différents acteurs donnent une présentation le plus souvent très partielle, pour ne pas dire partiale, de la réalité. Il est, en effet, difficile d’imaginer qu’un rassemblement massif d’hommes lourdement armés puisse avoir lieu sur le territoire de la République, la veille du déplacement d’un ministre de l’Intérieur, sans qu’aucun des services de sécurité n’en ait été informé par avance et sans qu’aucune interpellation ne soit effectuée par la suite. Une telle situation souligne soit l’incompétence des services de sécurité, notamment des renseignements généraux, soit l’existence de tractations officielles et de consignes de laisser-faire données par l’autorité politique aux services de police et de gendarmerie, ainsi qu’au parquet.
La thèse officielle présentée devant la commission par M. Jean-Louis Debré est celle d’une insuffisance des services des renseignements généraux, qui ne l’auraient pas prévenu qu’un tel rassemblement aurait lieu. Il a ainsi déclaré : « (…) lorsque j’ai décidé d’effectuer ce déplacement, les services de renseignement m’avaient indiqué qu’ils pensaient qu’il se produirait quelque chose – vraisemblablement une conférence de presse – dans la région de Figari ; par conséquent, nous avions pris un certain nombre de dispositions dans cette région, où l’implantation nationaliste est importante – ceux qui connaissent la Corse le savent –, non pas pour procéder à des interpellations, ce qui n’est pas évident – on l’a bien vu récemment avec les deux conférences de presse que le gouvernement s’est montré incapable de prévoir...
« Nous avions donc pensé que la manifestation, les explosions
– nous ne connaissions pas encore la nature de l’événement – se produiraient dans la plaine de Figari ou dans cette région et nous avions effectué un certain nombre d’observations pour essayer d’identifier ce qui se préparait. Les informations qui nous sont parvenues confirmaient qu’il régnait une certaine agitation dans ce secteur. Et c’est la veille de mon arrivée que s’est tenue, dans une autre région, la conférence de presse.
« Je vous signale que, puisque les renseignements qui m’avaient été fournis n’étaient pas bons, j’ai, dans les jours qui ont suivi cette manifestation, considérablement changé l’organisation de la police et notamment celle des services qui devaient me fournir des renseignements ».
Cette thèse est contredite par plusieurs témoignages. M. André Viau, préfet de la Haute-Corse à l’époque des faits, qui devait ensuite être nommé membre du cabinet de M. Jean-Louis Debré au ministère de l’Intérieur, a pour sa part indiqué qu’il avait été informé qu’une conférence de presse aurait lieu, mais qu’il n’en connaissait par avance ni l’ampleur, ni la localisation  : « (…) la conférence de Tralonca a été une surprise extraordinaire par l’ampleur des moyens rassemblés. Aujourd’hui, on parle de la “conférence de presse de Tralonca”, mais lorsque nous avons appris qu’elle devait avoir lieu, nous ne la situions pas évidemment…« M. le Président : Quand l’avez-vous appris ?
« M. André VIAU : Le matin même de l’arrivée du ministre.
« (…) Si quelqu’un vous a dit avoir été informé d’une conférence de presse et avoir reçu l’ordre de ne pas l’empêcher, cela n’a guère de signification, parce que n’étant informé que de la tenue d’une conférence de presse sans autre précision, il était impossible de l’empêcher. En revanche, si l’on vous a dit que l’on savait qu’il y aurait une conférence de presse à Tralonca et que l’on a donné l’ordre de ne pas l’empêcher, cela peut être vrai, c’est une information qui a une véritable signification en matière politique ».
Pour sa part, M. Yves Bertrand, directeur central des renseignements généraux, a confirmé devant la commission que ses services avaient eu connaissance de l’information peu de temps avant la tenue de la conférence de presse : « Nous avons su quelques heures avant qu'une conférence de presse allait se tenir, mais nous n'avions pas connaissance de sa localisation. De même nous n'avons pas eu la localisation de la dernière conférence de presse qui s’est tenue au sud de Bastia. Vous dites que l'on sait à peu près tout. Non, il faut être très modeste, nous sommes loin de tout savoir ! Cette atomisation du mouvement nationaliste rend la tâche de plus en plus difficile. Ce que l’on savait, c’est que le FLNC-Canal historique, dirigé par Santoni, préparait une grosse démonstration de force dans le but de négocier ».
De son côté, M. Bernard Squarcini, directeur central adjoint des renseignements généraux, indique qu’il avait signalé le projet de conférence de presse plusieurs jours à l’avance : « Nous avions eu des bribes d’information concernant un événement de caractère médiatique, sans en connaître le lieu et l’heure exacts. Toutefois, dans les jours précédents, nous avions fait effectivement remonter quelques éléments laissant entendre qu’il pouvait se tenir une conférence de presse, contrairement à celle du week-end dernier pour laquelle nous n’avons recueilli aucune indication ; il est vrai que le contexte est tout à fait différent et que la conférence de presse récente ne concernait que des journalistes locaux ».
M. Jean-Pierre Colombani, capitaine à la direction régionale des renseignements généraux, a également confirmé le fait que son service ait disposé d’informations préalablement à la visite du ministre : « Nous ont échappé la date et l’heure mais nous savions plus ou moins que quelque chose était dans l’air. Nous savions qu’il y avait une justification puisque des pourparlers occultes avaient lieu. Nous sentions qu’il allait se passer quelque chose mais nous n’en connaissions ni l’heure ni le lieu ».
Cette thèse a été contredite par M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, dans ses déclarations devant la commission d’enquête : « J’étais conseiller exécutif lors les événements de Tralonca. Il n’est pas besoin de faire de grandes enquêtes ni de révéler des secrets pour savoir ce qui s’est passé. La presse a rendu compte d’une note des renseignements généraux dans laquelle le directeur des RG indiquait au ministre de l’Intérieur qu’il avait eu vent d’une réunion qui devait se tenir dans le maquis tel jour, à telle heure et à tel endroit, et par laquelle il demandait ses instructions. Comme il savait par qui était organisée la réunion, il se doutait bien qu’il n’aurait pas de réponse ou une réponse tronquée, mais il n’en demeure pas moins que cette note a été publiée trois jours avant dans la presse. (…)
« M. Jean-Yves GATEAUD : Lorsque vous avez parlé de Tralonca, vous avez fait état d’une note du directeur des renseignements généraux qui était reprise dans la presse trois jours auparavant. S’agissait-il du directeur central des renseignements généraux ?
« M. Paul GIACOBBI : Non, c’était au plan local.
« M. Jean-Yves GATEAUD : Que contenait cette note ?
« M. Paul GIACOBBI : Elle demandait quelle était la conduite à tenir sachant qu’il allait y avoir, tel jour, à telle heure, une réunion du FLNC dans le maquis aux environs de Corte.
« M. Jean-Yves GATEAUD : On nous a indiqué que les renseignements généraux auraient été avertis du rassemblement de Tralonca vers 20 heures alors qu’il s’est déroulé à 3 ou 4 heures du matin…
« M. le Rapporteur : … Et ne savaient pas qu’il aurait lieu à Tralonca.
« M. Paul GIACOBBI : Ils plaisantent. D’abord ils ont été avertis avant, bien entendu… ».
La thèse défendue par M. Jean-Louis Debré est, par ailleurs, contredite par le témoignage du général Lallement, colonel commandant la légion de gendarmerie de Corse à l’époque des faits, ainsi que par les propos tenus par M. Antoine Guerrier de Dumast qui était alors préfet adjoint pour la sécurité.
Le général Lallement a ainsi indiqué : « Les informations, je les ai eues par le préfet Guerrier de Dumast, le soir vers 19 heures. Il m’a dit : “Ce soir, il faudra rester calme”. Il a ajouté : “Vous connaissez la formule : pas de sang dans le maquis”. J’ai compris qu’il y aurait quelque chose la nuit suivante. Je savais qu’il y avait la visite de M. Debré, mais nous n’avons pas perçu le lien entre Tralonca et cette visite, que ce soit bien clair. Nous n’avions aucune information là-dessus. Nous n’avons eu aucune information par quiconque, sinon par le préfet Guerrier de Dumast, pour ce qui me concerne, ainsi que pour le colonel Delpont qui commandait la Haute-Corse. Le colonel Lunet qui commandait la Corse-du-Sud a été informé par le préfet Coëffé. (…)
« M. le Président : La gendarmerie de terrain n’avait aucune information à ce sujet ?
« Général de brigade Maurice LALLEMENT : Aucune information.
« M. Robert PANDRAUD : Donc, des instructions faciles à appliquer !
« Général de brigade Maurice LALLEMENT : Faciles, oui, mais j’ai dit au préfet : “Alors, qu’est-ce qu’on fait ?”
« Il m’a répondu : “Vous faites vos patrouilles et vos dispositifs de surveillance générale comme d’habitude”. D’où le relevé des numéros des véhicules que je confirme. J’ai donné l’ordre au commandant de groupement de relever les numéros des véhicules, que j’ai donnés ensuite au procureur général, M. Couturier ».
Interrogé sur la question de la localisation de la conférence de presse par les renseignements généraux, le général Lallement a indiqué que celle-ci lui avait également été communiquée :
« M. Robert PANDRAUD : Puisque vous n’y étiez pas, ne vous êtes-vous pas aperçu de mouvements anticipés de voiture ? Comment ensuite avez-vous pu faire pour quantifier le nombre de participants ?
« Général de brigade Maurice LALLEMENT : Grâce aux renseignements généraux.
« M. Robert PANDRAUD : Parce que les renseignements généraux y étaient, selon vous ?
« Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je n’ai pas dit qu’ils y étaient. Les renseignements généraux savaient que cela se trouvait là.
« M. le Président : Ils n’avaient pas de mal à y être, puisqu’on les avait informés !
« M. Robert PANDRAUD : C’est un peu un gag tout cela.
« Général de brigade Maurice LALLEMENT : Oui, monsieur le ministre ».
M. Guerrier de Dumast a également confirmé devant la commission qu’il avait été avisé à l’avance de la tenue de cette conférence de presse :
« M. le Président : Comment étiez-vous informé, parce que cette information au général Lallement, alors colonel, a été donnée avant la conférence de presse, aux environs de dix-huit heures 30, dix-neuf heures, bien entendu ? Par conséquent, sauf par une prémonition exceptionnelle rencontrée chez un haut fonctionnaire de l’Etat, comment avez-vous été informé que cette conférence de presse se tiendrait dans la nuit ?
« M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Par le préfet de région et les renseignements généraux. J’avais eu une réunion avec le préfet de région qui m’avait dit que le ministre de l’époque – qui ne s’en est pas caché puisqu’il l’a déclaré lui-même au journal Le Monde – souhaitait que cette conférence de presse se déroule sans incidents ».
Cette version a laissé un souvenir différent à M. Jacques Coëffé, ancien préfet de région, puisque celui-ci a déclaré devant la commission qu’il dormait au moment où se sont déroulés les faits et qu’il n’en a été informé que le lendemain : « C’est fort simple ! Comme vous le savez Tralonca se situe en Haute-Corse et j’ai été informé, le matin que cette conférence de presse s’était tenue, comme j’étais informé trois ou quatre fois dans l’année du déroulement de conférences de presse nocturnes, toujours à peu près suivant le même scénario, si ce n’est que pour Tralonca, le spectacle était plus “grandiose“.
« Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire de Tralonca.
« (…) Lorsque l’événement se déroule dans le département dont on a la charge, on est réveillé la nuit. Je vous avoue franchement qu’à cette période, c’est-à-dire début 1996, nous venions de vivre des semaines d’explosions nocturnes successives qui nous conduisaient à être constamment dehors, de telle sorte que j’avais demandé à mon chef de cabinet, lorsque des événements se produisaient dans l’autre département, de ne pas me réveiller, car la situation était vraiment très difficile, au point qu’après avoir quitté la Corse, j’ai dormi pendant huit jours !
« (…) M. le Rapporteur : Il semble que le préfet adjoint pour la sécurité n’ait pas la même version des faits que vous !
« M. Jacques COËFFÉ : Eh bien, il n’a pas le même souvenir que moi, effectivement ! Moi, je n’ai pas le souvenir que l’on m’ait parlé d’une conférence de presse, je répète qu’on attendait une déclaration du FLNC. Une déclaration peut prendre d’autres formes qu’une conférence de presse et même une conférence de presse n’est pas forcément de la nature de celle qui s’est déroulée à Tralonca ».
Par ailleurs, M. Jean-Louis Debré a nié avoir reçu à l’avance le texte de la conférence de presse de Tralonca et avoir mené des négociations avec l’ex-FLNC-Canal historique. Il a ainsi déclaré lors de son audition : « Monsieur le président, j’ai dû m’exprimer sur la Corse avant de me rendre à Ajaccio, quatre ou cinq fois et je vous ai expliqué qu’à toutes ces occasions, j’ai redit exactement la même chose. Les propos que j’ai tenus répondaient aux demandes de la quasi-totalité des parlementaires, des conseillers généraux et du président du conseil exécutif de l’assemblée territoriale, donc des élus corses ainsi que des socioprofessionnels que j’ai également rencontrés car il est nécessaire, pour tout ministre qui prépare un déplacement aussi important, d’avoir des contacts avec eux. Par conséquent, il n’y avait, dans mon discours – et je l’ai relu ce matin, rien qui soit nouveau….
« Les renseignements généraux peuvent vous expliquer ce qu’ils veulent : je n’ai pas eu le texte de la conférence de Tralonca car j’ai appris sa tenue en arrivant sur le sol d’Ajaccio à huit heures du matin. Je n’ai donc pas eu le texte...
« Que les nationalistes aient, par la suite, calqué leur discours, lequel est très confus – si vous relisez le texte de la conférence de presse vous verrez qu’il est incompréhensible – me semble évident et c’est de bonne guerre.
« (…) Moi, je vous ai dit ce que j’avais à dire : je vous ai dit que je n’ai pas reçu de fax, je vous ai dit que je n’ai pas négocié, je vous ai dit que je n’ai pas rencontré ces gens-là, je vous ai dit que je n’ai vu que des personnes élues, je vous ai dit que je savais parfaitement que ces personnes élues allaient transmettre mes messages à un certain nombre de personnages que je ne voulais pas rencontrer, moi. C’est clair ! ».
L’appréciation sur le terrain a été très différente. C’est ainsi que M. Paul Giacobbi a confirmé l’existence de tractations entre le ministère de l’Intérieur et l’ex-FLNC-Canal historique : « Après la réunion de Tralonca, nous avons entendu le matin à la radio ce qui s’y était dit. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste de la sémantique pour comprendre que, manifestement, le discours du ministre répondait point par point à celui des nationalistes. Comme le ministre était arrivé le matin même en avion, je ne vois pas comment il aurait pu modifier un discours dont j’ai appris qu’il était tapé depuis un certain temps et dont un de mes collègues conseiller territorial appartenant à la mouvance nationaliste pouvait, avant que le ministre le prononce, donner à peu près la teneur ».
M. Squarcini, directeur central adjoint des renseignements généraux, a pour sa part confirmé la transmission du texte de la conférence de presse, non pas plusieurs jours à l’avance, mais dans la nuit. Le ministre n’aurait donc pas pris connaissance de ces éléments « sur le sol d’Ajaccio » à sa descente d’avion comme il l’a affirmé devant la commission : « (...) nous avons, dans la nuit, communiqué le texte de la conférence de presse de Tralonca au directeur général, qui l’a transmis au ministre, à chaud, c’est-à-dire avant son départ pour la Corse à 6 ou 7 heures du matin.
« Le terme “négociations” est peut-être un peu fort parce qu’il n’y avait pas grand chose à proposer, mais qu’il y ait eu des contacts...
« M. le Président : Attendez, monsieur Squarcini, vous êtes aux renseignements généraux, vous n’êtes pas un enfant de chœur ! Se mettre d’accord sur la rédaction d’un communiqué, c’est déjà une négociation.
« M. Bernard SQUARCINI : Tout à fait, monsieur le Président.
« M. le Président : Si, dans le discours ministériel, on apporte des réponses aux questions qui ont été posées préalablement et si vous n’appelez pas cela une négociation, qu’est-ce que c’est, à votre avis ?
« M. Bernard SQUARCINI : Très bien, c’est une négociation.
« M. le Président : Les fax sont partis de la préfecture, vous le saviez aussi quand même !
« M. Bernard SQUARCINI : Pas du service des renseignements généraux.
« M. le Président : Non, certes.
« M. Bernard SQUARCINI : Le problème est de savoir à quelle heure ils sont partis, si c’est quatre jours avant ou dans la nuit. Si c’est dans la nuit, ce sont les nôtres. Nous avons couvert notre mission d’information durant la nuit, après coup malheureusement, mais c’est tout ce que nous avons pu faire ».
Interrogé par la commission lors de son déplacement à Ajaccio, le capitaine des renseignements généraux Jean-Pierre Colombani a confirmé l’existence d’un lien entre la conférence de presse de Tralonca et les négociations entre la place Beauvau et certains nationalistes : « C’était la manifestation au grand jour de ce que pensait l’opinion publique, à savoir que des tractations avaient lieu entre le gouvernement et une certaine frange du Canal historique. Ce n’était pas tout le Canal historique mais une partie du Canal historique, la frange santoniste ».
Sollicité sur le point de savoir s’il avait eu connaissance de telles négociations, le général Lallement a déclaré qu’il n’en avait pas été informé avant la tenue de la conférence de presse. En revanche, il a indiqué : « (…) le lendemain, lorsque M. Jean-Louis Debré nous a donné son discours le 11 janvier au soir et que nous avons comparé au tract du FLNC, ma cellule de renseignements m’a dit : “C’est parallèle”. Il n’y avait pas besoin de faire une longue analyse ».
Quant à la responsable de la police judiciaire dans l’île en 1996, Mme Mireille Ballestrazzi, elle a estimé qu’elle n’avait pas été informée de peur que la police judiciaire ne trouble le déroulement de la conférence de presse : « tout ce que j’ai compris, c’est que tout le monde semblait être au courant avant, sauf la PJ : je vous le dis franchement !
« (…) La police judiciaire n’a pas été tenue au courant. Elle l’a su après ! Je pense que c’était une décision...
« M. le Président : ... politique ?
« Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, peut-être politique, mais qui tenait compte du fait que la PJ n’aurait pas joué le jeu politique... ».
L’effet dévastateur dans l’opinion publique de ce rassemblement de plusieurs centaines de personnes en armes est connu. Le plus surprenant est sans doute que deux ans après les faits, les membres de la commission d’enquête aient pu assister à une véritable tentative de réécriture de l’histoire sur le nombre réel de participants à cette conférence, dont la portée aurait été exagérée par les médias.
M. Jean-Louis Debré a ainsi déclaré : « Je ne vous ai pas donné de nombre, Monsieur le président. La presse fait état de la présence de 600 personnes. Sur les photos, car nous avons examiné les photos, nous pouvons dénombrer 30, 40, voire 100 personnes : je ne connais pas leur nombre exact, mais je suis persuadé qu’elles n’étaient pas 600...
« (…) je ne conteste pas la présence de nombreuses personnes, mais l’attitude d’élus qui consiste à reprendre purement et simplement le chiffre annoncé par les nationalistes. Vous ne m’avez jamais entendu dire qu’il y avait 550, 400, 300 ou 200 personnes. Je dis simplement : soyons un tout petit peu critique à l’égard de ces gens-là, car il semblerait que les services de police ont appris par la suite – en tout cas ils le déclaraient – qu’il y avait parmi les personnes présentes beaucoup de mannequins... ».
M. Guerrier de Dumast, ancien préfet adjoint pour la sécurité, est pour sa part apparu comme le moins disant dans ce domaine puisqu’il a déclaré que « l’ampleur de cette conférence de presse a été considérablement augmentée par les médias puisque je pense qu’elle a du réunir environ 150 personnes, ce qui est déjà autant de trop... ».
Le général Lallement a quant à lui estimé que le chiffre de 600 personnes présentes était excessif, mais qu’il ne fallait néanmoins pas trop le minorer : « On a parlé de 600 personnes, notre évaluation est plutôt de l’ordre de 350, évaluation corroborée sur l’île. Six cents, c’était le chiffre donné urbi et orbi par FR3 Corse. C’est donc devenu 600 dans le monde entier, mais soyons clairs, nous avons fait des mesures très précises, il y avait au plus 350 personnes, et dans ces 350, nous avons su ensuite par des informateurs – des jeunes gendarmes auxiliaires qui étaient à l’université de Corte – que tous les jeunes de Corte se vantaient d’avoir fait partie du grand rassemblement de Tralonca et que l’on comptait dans les rangs nationalistes des infirmières de l’école de Bastia ».
Enfin, les suites judiciaires données à cet événement ont souligné l’absence de volonté répressive des pouvoirs publics, alors même que l’autorité de l’Etat avait été mise à mal. Plusieurs personnes auditionnées par la commission ont ainsi confirmé que la gendarmerie avait relevé des numéros d’immatriculation de voitures se rendant à la conférence de presse clandestine et que ces éléments avaient été transmis au procureur général de la République. Force est de constater qu’aucune suite judiciaire véritable n’a été à ce jour donnée.
Sur ce point, M. Jacques Toubon, ancien garde des sceaux, a déclaré : « Au lendemain de la conférence de presse de Tralonca, le procureur a ouvert une enquête préliminaire ; celle-ci a été confiée au SRPJ d’Ajaccio qui a bénéficié, avec certaines difficultés d’ailleurs, du concours des services de la gendarmerie qui avaient recueilli à l’époque des renseignements sur les participants à cette manifestation. Le 11 juillet 1996, le parquet de Paris a été saisi, après dessaisissement du parquet de Bastia, et, le 16 octobre 1996, il a ouvert une information judiciaire qui est toujours en cours et confiée aux juges de la section antiterroriste ».
Ce tableau quelque peu idyllique a été contredit par plusieurs personnes entendues par la commission. C’est ainsi que M. Emile Zuccarelli a relaté le refus de M. Toubon d’expliquer l’absence d’ouverture immédiate d’une information judiciaire sur ce rassemblement armé : « Quelques jours après l’affaire de Tralonca, le garde des sceaux de l’époque est venu rencontrer les magistrats de l’île pour les mobiliser et les journalistes présents lui ont demandé si une information judiciaire avait été ouverte sur ce rassemblement : comme il répondait qu’il l’ignorait, ils lui ont demandé s’il trouvait normal qu’il n’y en ait pas, ce à quoi M. Toubon a rétorqué : “il ne sera pas répondu à cette question !”. Je crois savoir que, quelque temps plus tard une information a été diligentée, mais personne, en tout cas pas moi, n’en a jamais eu le fin mot ! ».
M. Jean-Pierre Couturier, procureur général de Bastia au moment des faits, a pour sa part fourni sur ce point des justifications peu convaincantes : « Une enquête préliminaire est ouverte. Pourquoi une enquête préliminaire plutôt que tout de suite une instruction ? Parce qu’en matière d’enquête préliminaire, les fonctionnaires de la police ont des pouvoirs d’investigation beaucoup plus larges... Il est de bonne règle, en particulier en matière financière mais aussi en d’autres matières, qu’on laisse – c’est en tout cas l’esprit du parquet – le cadre juridique le plus large aux enquêteurs ».
Plus étonnant apparaît le contexte dans lequel la décision de dépaysement de l’affaire de Tralonca a été prise, plus de 6 mois après les faits. D’après les déclarations de M. Couturier, celle-ci serait en effet intervenue après qu’il a manifesté son souhait d’ouvrir une information pour relancer l’enquête : « Un jour, j’ai dit à la chancellerie – cela n’est pas un secret et cela fait partie des échanges d’informations – que cette affaire n’avançait pas et qu’il était peut-être souhaitable de prendre le problème d’une façon différente en ouvrant une instruction. L’affaire est partie à Paris et nous a échappé, mais le travail qui devait être fait l’a été au niveau du parquet ! ».
Mme Irène Stoller, chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, a expliqué pour sa part qu’elle n’avait pas reçu d’instruction d’ouvrir une information au moment où elle a été saisie du dossier : « en règle générale, nous n’ouvrons jamais d’information sur ce genre de conférences de presse parce que nous savons qu’elles ne vont pas aboutir. Néanmoins, nous en avons ouvert une concernant Tralonca neuf mois après ; pourquoi ? Parce que la presse en parlait tellement et nous reprochait tellement de ne rien faire que nous avons fini par ouvrir cette information qui, je vous préviens tout de suite, ne donnera rien !
« M. Jean MICHEL : Sur instruction du procureur général ?
« Mme Irène STOLLER : Bien sûr ! De toute façon, tout ce que nous faisons, nous parquet, nous ne le faisons que sur instruction du procureur général. C’est normal : c’est la voie hiérarchique !
« M. Robert PANDRAUD : Neuf mois plus tard, c’était du parapluie ! ».
L’argument selon lequel les conférences de presse clandestines ne donnent jamais lieu à information judiciaire du fait de la difficulté d’identifier leurs participants apparaît peu convaincant. D’autant que la conférence de presse de Tralonca tranchait avec les conférences de presse précédentes tant par le nombre de ses participants que par l’armement exhibé à cette occasion. Dans ce cadre, le choix de l’enquête préliminaire, qui laisse la direction de l’enquête sous la conduite du parquet, semble un moyen d’éviter des interpellations et des mises en cause intempestives, l’information n’ayant été ouverte qu’a posteriori pour faire taire les critiques sur la conduite de l’action publique dans une affaire sensible.
Le juge Bruguière a ainsi reconnu avoir été saisi de l’affaire de Tralonca de manière tardive, puisque l’information judiciaire a été ouverte le 16 octobre 1996, soit neuf mois après les faits. Il a par ailleurs estimé que la manière dont l’action publique avait été conduite dans ce dossier expliquait l’absence de résultat sur le plan judiciaire : « Que les choses soient claires ! La justice ou plus exactement - employons les mots justes – le juge judiciaire a été saisi, il y a très peu de temps. L’ouverture de l’information est récente : elle date de neuf ou dix mois. Nous n’étions pas saisis du dossier, et je ne le dis pas pour me défiler, ce n’est pas mon style.
« Vous me demandez pourquoi. Je n’en sais rien ! C’est un problème d’action publique et l’action publique, surtout en Corse, est quand même en grande partie pilotée – ou l’était en tout cas, mais je pense que c’est encore le cas – depuis la place Vendôme. Je vous vois plus hésitants...
« (…) Je répète que l’information judiciaire, qui est un acte du parquet, a été ouverte très tardivement, très très tardivement.
« Comme je ne voulais pas encourir le reproche d’enterrer Tralonca, nous avons fait le maximum mais nous ne possédons pas d’élément de preuve déterminant si ce n’est que l’on a trouvé une camionnette louée par untel. Il faut bien prendre conscience que nous sommes obligés de monter les dossiers, de faire en sorte qu’ils arrivent à leur terme et qu’il n’y ait pas de relaxe, sinon on dénoncera la faillite de la juridiction parisienne ! Quand les dossiers sont mal ficelés dès le départ, mieux vaut faire le maximum et ensuite aboutir à un non-lieu...
« Par conséquent, l’affaire de Tralonca fait partie de ces dossiers qui ne sont pas promis à un avenir brillant : c’est évident compte tenu du fait que nous n’avons pas ou peu d’éléments de preuve ».
Le jugement porté par M. Bernard Legras qui a succédé à M. Couturier au poste de procureur général de Bastia, sur le traitement réservé à cette affaire a le mérite de la clarté : « C’est simple : il n’y a pas eu de réponse judiciaire. Dans l’affaire de Tralonca, en tout cas, qui est considérée par tous les fonctionnaires et magistrats exerçant en Corse comme une blessure, une atteinte à leur honneur et à leur image, il n’y a pas eu de réaction de l’institution judiciaire ».
Cette opinion a été confirmée par M. Gilbert Thiel, juge d’instruction spécialisé dans la lutte antiterroriste : « Une information a été ouverte mais tardivement et a été confiée à M. Bruguière. Là, ce n’est pas le magistrat qui vous répond et ma réponse sera un peu ambiguë dans la mesure où c’est le magistrat que vous entendez. Il appartient, non pas à moi, mais au procureur de la République, d’apprécier l’opportunité des poursuites ; toutefois il tombe sous le sens que, d’une manière générale, si l’on veut mener de façon cohérente une politique judiciaire, qui n’est que l’un des pans de la politique générale de la Corse, il est des choses à ne pas laisser passer. Or, d’un côté comme de l’autre, à certaines époques comme à d’autres, on a laissé passer trop de choses qui ont rendu la situation extrêmement confuse. A force d’avoir cette appréhension confuse des choses, la confusion finit par s’instaurer dans l’esprit des personnes même les mieux intentionnées ».
Ce point de vue souligne donc le poids de certaines pratiques passées et montrent dans quel climat les services de sécurité et la justice ont été amenés à accomplir leur mission dans une période récente. Cette situation délétère a pu contribuer à installer dans l’île un véritable sentiment d’impunité vis-à-vis de certains délinquants et à démobiliser les services de l’Etat dans leur mission d’application de la loi.
 
Les autres auditions