Vous avez vécu les événements de Tralonca en tant que directeur général de la police nationale. Comment expliquez-vous que vous n’ayez pas eu d’informations sur ce rassemblement ? Ou au contraire, en avez-vous eu avant, pendant et après ? Pouvez-vous nous répondre de façon précise sur ce point ?
M. Claude GUÉANT : Oui, monsieur le Président, volontiers. Je vous dis cela de mémoire.
M. le Président : La mémoire sur des incidents de ce genre…
M. Claude GUÉANT : Oui, et c’est ce qui est le plus fort qui demeure à l’esprit, en principe. Je me souviens que l’affaire de Tralonca s’est produite la veille d’un déplacement du ministre de l’intérieur en Corse, en janvier 1996.
M. le Président : Cela, il n’est nul besoin d’une bonne mémoire pour s’en souvenir !
M. Claude GUÉANT : Je dis cela pour amener la phrase suivante, à savoir que, premièrement, il était en effet espéré que les mouvements nationalistes, notamment A Cuncolta, annonceraient une position pacifique durable ; deuxièmement, comme avant
tout voyage d’un membre du gouvernement en Corse, nous nous sommes posés la question de savoir si, par hasard, un coup n’était pas en train de se préparer. Nous avons observé. Je me souviens même qu’après coup, nous avons essayé d’exploiter les dizaines et dizaines de numéros minéralogiques relevés par la gendarmerie nationale le long des routes, mais nous n’avons pas su qu’il y aurait ce rassemblement à cet endroit.
M. le Président : Vous, directeur de la police nationale ?
M. Claude GUÉANT : Non.
M. le Président : Monsieur Guéant, j’ai trop d’estime pour vous pour vous prendre au piège, mais l’un des responsables de la gendarmerie nationale et non des moindres nous a déclaré que la veille de Tralonca, instruction lui avait été donnée de ne pas bouger ce soir-là, c’est-à-dire que l’on savait que la conférence de presse allait avoir lieu, on savait qu’elle se tiendrait à un endroit donné, mais peu importe l’endroit, ce n’était pas essentiel. On savait que le ministre venait le lendemain. On savait sans doute qu’il y avait eu des négociations préalables. Comparaison faite entre les déclarations des nationalistes et les réponses du ministre du lendemain, il ne faut pas être grand clerc pour imaginer quelques négociations sur les points évoqués par les nationalistes coïncidant avec les réponses apportées par le ministre. Vous n’étiez pas au courant de cela ?
M. Claude GUÉANT : Qu’il y ait eu, monsieur le Président, des contacts dont je ne connais pas exactement la nature, mais j’imagine à peu près…
M. le Président : Pas à votre niveau !
M. Claude GUÉANT : Qu’il y ait eu des contacts qui, effectivement, amorçaient ce qui pouvait être espéré comme une solution de « paix durable » – on utilise assez facilement un langage militaire à propos de la Corse – c’est tout à fait incontestable. Mais je dois dire que, moi, directeur général de la police  nationale, je ne savais pas qu’il y aurait un
rassemblement à Tralonca. Je craignais qu’il y ait effectivement quelque événement. Telle que j’ai vécu la chose, la seule décision à laquelle ait été confronté le ministre était de savoir s’il y allait quand même ou non. C’est tout ce que je peux dire,
mais ce n’est pas une observation de caractère policier.
M. le Président : Une conférence de presse d’Armata Corsa où se rendent quelques personnes, ce n’est pas très gênant, mais une conférence de presse réunissant 350 personnes ou davantage, 600 a-t-on dit, cela peut mal tourner.
M. Claude GUÉANT : Tout à fait.
M. le Président : Par rapport à la sécurité, sécurité dans l’île mais également sécurité du ministre qui s’y rend le lendemain, cela pose un certain nombre de questions. J’ai du mal à croire que, déposant devant une commission d’enquête, sous la foi du serment, l’on puisse nous affirmer sans rire qu’il n’y a pas eu de négociations préalables et d’assurances données, d’un côté comme de l’autre. Ainsi, vous, directeur général de la police nationale, n’êtes pas informé de tout cela. C’est à se demander si, pour remédier à certains dysfonctionnements, il ne faudrait pas supprimer le poste de directeur général de la police nationale!
M. Claude GUÉANT : C’est peut-être une formule.
M. Christian PAUL : Je voudrais revenir un instant sur l’affaire de Tralonca, non pas tant pour illustrer les relations complexes entre les milieux nationalistes et les pouvoirs politiques successifs, parce que là-dessus tout a été dit et écrit, mais pour bien comprendre comment fonctionne l’appareil de l’Etat et les forces de sécurité face à ce type de situation. Vous aviez déclaré, il y a quelques années, devant la mission Cuq, qu’à la veille de Tralonca, vous saviez qu’il allait se passer quelque chose…
M. Claude GUÉANT : Je craignais qu’il se passe quelque chose…
M. Christian PAUL : …mais vous ne saviez pas où. C’est d’ailleurs la position défendue par M. Jean-Louis Debré. Le rapprochement des déclarations des responsables en poste à l’époque, les uns disant : « Nous savions qu’il allait se passer quelque chose, mais nous ne savions pas où », les autres, notamment le commandant de la légion de gendarmerie, décl      nationaliste important la veille du déplacement du ministre de l’Intérieur – je suppose que les services de gendarmerie n’étaient pas les seuls à être sur la brèche. Les services des renseignements généraux, par exemple, devaient être fortement mobilisés. Avaient-ils eu des échos de cette réunion ? Avaient-ils également reçu la consigne de ne pas bouger ce jour-là ?
M. Claude GUÉANT : Les services des renseignements généraux n’avaient pas eu la consigne de ne pas bouger. Ils cherchaient l’information, comme c’est leur devoir et leur métier. Ils ne l’ont pas trouvée. Les renseignements généraux en Corse, je le disais en introduction, c’est quarante-cinq personnes. Ils ne savent pas tout. Je ne sais si la gendarmerie a reçu des consignes, mais la réalité est qu’elle était bien en place au bord des routes, puisqu’elle a fait des relevés de passage de véhicules.
M. le Président : Ce ne serait pas, par hasard, monsieur Guéant, ce que l’on a appelé – M. Pasqua nous a répondu par une boutade, il est très habile, comme vous le savez – les « réseaux Pasqua » ? Cela signifie-t-il quelque chose ou pas en Corse ? Est-ce une réalité ? Est-ce un mythe entretenu par le personnage, volontairement ou non ?
M. Claude GUÉANT : Il est certain que M. Pasqua connaît beaucoup de monde en Corse. Qu’est-ce qu’un réseau ?
M. le Président : Un réseau, c’est quelque chose que l’on utilise aux fins d’atteindre un objectif. Vous n’avez pas eu à souffrir, vous, dans le cadre de l’administration de la République, au niveau qui était le vôtre, de ces réseaux parallèles ?
M. Claude GUÉANT : Tout à l’heure je vous ai fait part de l’état d’esprit que j’ai constaté avec surprise au sein du SRPJ de Corse. J’ai été nommé directeur général de la police nationale sous M. Pasqua, j’ai continué à exercer ces fonctions sous M. Debré et huit mois sous l’autorité de M. Chevènement. Ce que je peux affirmer avec beaucoup de force, c’est que ces trois ministres n’ont cessé de me dire : « Interpellez, interpellez, interpellez. Il y a des lois ; les criminels, les délinquants doivent être arrêtés et déférés à la justice. » D’où cette montée en puissance que nous avons réalisée...
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